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Right To Offline : garantir l’accès aux services essentiels sans utiliser le numérique ?
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Cet article a été écrit pour le journal Curseurs, et publié dans le numéro 4 de celui-ci, numéro consacré à la matérialité du numérique. Cette version en ligne est une version augmentée de l’article publié dans Curseurs. Vous y trouverez également le texte de la lettre ouverte.
En cours d'édition …
En mai 2024 était lancée la campagne européenne et le site web « Droit au hors-ligne ». C’est sous l’impulsion de Lire et Écrire (Belgique), ainsi que treize associations partenaires, avec l’appui de quelques chercheuses et chercheurs universitaires, que cette campagne a vu le jour. Elle se matérialise par une lettre ouverte publiée sur le site righttooffline.eu. Préoccupés par les conséquences d’un processus de numérisation non réfléchie des services essentiels1) et les problèmes d’accès que cette numérisation implique, ce groupe d’experts, académiques et d’organisations civiles, demande qu’un accès hors-ligne à tous les services et droits essentiels soit garanti au niveau européen.
Comme le souligne Daniel Flinker de la cellule Recherche de Lire et Écrire Bruxelles, cette campagne Right To Offline s’inscrit quelque part dans la continuité de la mobilisation contre l’ordonnance « Bruxelles-Numérique », une ordonnance votée en janvier 2024, et qui était portée par le ministre bruxellois Bernard Clerfayt. Il s’agit maintenant de cibler le niveau supranational qu’est l’Europe, en interpellant la Commission européenne, le Conseil de l’UE et le Parlement européen. Interpeller le niveau européen est en effet un des axes de travail qui est ressorti du bilan effectué en février 2024 par les associations actives lors de campagne contre l’ordonnance bruxelloise.2) Right To Offline complète en cela les actions menées auprès des autres niveaux de pouvoir que sont les communes, les régions et communautés, et l’État fédéral.
Quel que soit le niveau de pouvoir auquel la campagne s’adresse, la demande peut se résumer en trois points :
- Des guichets et des services téléphoniques, accessibles et de qualité, dans les services d’intérêt général (services publics, banques, transports en commun, fournisseurs d’énergie…).
- Un moratoire sur la numérisation des services d’intérêt général.
- Un large débat public sur la place du numérique dans la société, en tenant compte de ses impacts sociaux, démocratiques et environnementaux.
La lettre ouverte
C’est en partant du double constat que le numérique devient incontournable et que 2 européen·nes sur 5 sont en situation de vulnérabilité numérique que la lettre ouverte « Tout le monde doit avoir accès aux services essentiels, sans passer nécessairement par le numérique » pose l’exigence de l’adoption d’un moratoire pour rétablir l’accessibilité des services essentiels, débattre et légiférer. Si l’on regarde la situation en Belgique, le fait que plus de 40 % de la population européenne ne maîtrise pas les compétences numériques de base est corroboré par les baromètres de l’inclusion numérique publiés régulièrement par la Fondation Roi Baudouin.3) Et ce, malgré les « efforts » consentis par diverses politiques d’« e-inclusion » pour accompagner et former les personnes en situation de « vulnérabilité numérique » qui souvent cumulent d’autres vulnérabilités et difficultés sociales. Sur le terrain les constats semblent unanimes : nombre d’assistant·es sociaux et d’aidant·es numériques se retrouvent dans la situation de devoir accompagner leurs bénéficiaires pour accomplir des démarches que la raréfaction des canaux hors-ligne pour l’obtention ou le maintient de droits fondamentaux a mis hors de leur portée.
On voit là toute la contradiction des politiques européennes qui, tout en consacrant d’un côté l’accessibilité, l’égalité de traitement ou l’accès universel aux services d’intérêt général, sacrifie de l’autre le Socle européen des Droits sociaux en enjoignant les États membres à répondre à l’objectif de 100 % des services publics numérisés d’ici à 2030 !
C’est pourquoi, même si cela semble aller à contre-courant, la lettre ouverte réclame l’adoption d’un moratoire qui gèlerait la progression de la numérisation des services essentiels à l’échelle européenne. Une demande qui s’appuie sur une résolution de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe recommandant aux États membres de passer d’une logique de services publics entièrement dématérialisés à une logique de services publics entièrement accessibles.4)
Concrétiser ce droit avec une récolte de signatures
Après une première phase durant laquelle seul·es les scientifiques, les organismes ou associations, étaient appelées à signer la lettre ouverte, avec une première récolte de plus de 600 signatures émanant de 26 pays, la campagne devrait, au moment où vous lisez ces lignes, être élargie avec un appel à signature auprès des citoyen·nes. Cette démarche est à soutenir, car nous sommes toutes et tous potentiellement en « vulnérabilité numérique » dans nos démarches auprès des diverses administrations avec lesquelles nous sommes amenés à dialoguer.
En 2025, ne convient-il pas de considérer cette campagne comme allant dans le sens de l’Histoire ? Celle de l’obtention du droit fondamental pour chacun·e de ne pas être contraint·e d’utiliser le numérique ? L’issue de ce combat contre la numérisation à marche forcée que nous imposent les chantres du « tout numérique » nous le dira…
Pour signer la lettre ouverte
Vous trouverez le texte de la lettre ouverte ainsi qu’un formulaire vous permettant de la soutenir sur le site righttooffline.eu
Une campagne européenne qui peine à s’élargir…
Fin décembre 2024, la campagne comptabilisait 617 signatures émanant des organisations et académiques. Ceux-ci proviennent essentiellement de Belgique (63,11 %), de France (22,33 %), deux pays suivis de loin par l’Allemagne (3,40 %), l’Espagne (1,62 %). Viennent ensuite le Danemark, l’Italie et les Pays-Bas avec 1,29 % des signataires… Avec au total 26 pays représentés, auxquels ont peut ajouter quelques organisations d’envergure européenne ou même internationale.
Espérons que 2025 permettra d’élargir la mobilisation
— Erick Mascart, le 01/01/2025 – CC BY-SA
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Lettre ouverte : « Tout le monde doit avoir accès aux services essentiels, sans passer nécessairement par le numérique »
À la Commission européenne, au Conseil de l’UE et au Parlement européen.
Pour interagir avec des administrations, une banque, un fournisseur d’énergie, pour chercher un emploi ou un logement, pour acheter un billet de train… le numérique est rendu incontournable.
Or, plus de 40 % de la population européenne ne maitrise pas les compétences numériques de base, ce qui l’empêche d’accéder à certains services essentiels.
Il est urgent de garantir l’accessibilité hors-ligne à tous les services essentiels.
Le numérique devient incontournable
La transformation numérique de la société s’accélère. Elle concerne désormais la plupart des aspects de la vie quotidienne. Pour interagir avec des administrations, une banque, un fournisseur d’énergie, pour chercher un emploi ou un logement, pour acheter un billet de train…, le numérique est rendu incontournable. Ce passage au numérique va souvent de pair avec la réduction, voire la suppression, des canaux traditionnels d’interaction comme le guichet, le téléphone ou le courrier postal.
2 Européens sur 5 en situation de vulnérabilité numérique
La transformation numérique s’accélère, alors que plus de 40 % de la population européenne ne maitrise pas les compétences numériques de base [1]. Parmi les groupes les plus en difficulté avec le numérique [2], citons les personnes âgées, les personnes peu diplômées, les personnes sans emploi mais aussi les femmes, les personnes en situation de handicap et les personnes au statut migratoire précaire. Dans de nombreux cas, leurs difficultés avec le numérique s’ajoutent à des difficultés sociales, provoquant un effet de « double peine » sur des personnes déjà vulnérables. Parfois, leur impossibilité d’accéder à certains services essentiels [3] à cause de la réduction des canaux hors-ligne aboutit à une spirale d’exclusion : non-recours aux droits sociaux, exclusion bancaire, perte d’autonomie, coupure de la fourniture d’énergie, etc.
Une stratégie européenne contradictoire
Ces constats sont révélateurs d’une situation paradoxale entre le vécu de 40 % de citoyens européens éloignés de certains usages du numérique, et une politique européenne poursuivant, presque aveuglément, le développement du numérique.
Depuis 2011 [4], la Commission européenne est pourtant tenue de veiller au respect de certaines valeurs partagées comme l’accessibilité, l’égalité de traitement ou l’accès universel, en ce qui concerne l’exécution ou la fourniture de services d’intérêt général [5].
En 2017, le Socle européen des Droits sociaux [6] consacrait pourtant le droit aux services essentiels en ces termes : Toute personne a le droit d’accéder à des services essentiels de qualité, y compris l’eau, l’assainissement, l’énergie, les transports, les services financiers et les communications numériques. Les personnes dans le besoin doivent bénéficier d’un soutien leur permettant d’accéder à ces services.
Ce socle, matérialisant des valeurs partagées par les différents États membres, est aujourd’hui sacrifié sur l’autel de la numérisation. La stratégie Décennie numérique de l’UE fixe l’objectif de 100 % des services publics, y compris les services de santé, en ligne d’ici 2030 [7]. Les autres services essentiels (banques, énergie, transports en commun…) poursuivent aussi la voie de la numérisation. En maintenant ce cap, l’UE risque de priver 40 % de ses citoyens de droits et de services fondamentaux [8].
La formation et l’automatisation des droits, des solutions problématiques
Certes, l’Union européenne et ses États membres reconnaissent l’urgence de former la population au numérique et de mettre en place des dispositifs d’aide au numérique pour accompagner les personnes en difficulté. Les programmes d’inclusion numérique sont nécessaires, mais ne sont qu’une réponse partielle. L’apprentissage du numérique, en particulier des usages administratifs du numérique, prend du temps. Pour les 20 % d’Européens qui ne maitrisent pas, ou pas bien, la lecture et l’écriture [9], la route risque d’être très longue. Et pour certaines personnes en situation de handicap, certains usages du numérique sont tout simplement hors de portée.
L’automatisation des droits, rendue possible par les technologies de traitement des données à grande échelle, est présentée comme une solution à la complexité et aux difficultés administratives. Elle permettrait aux citoyens d’avoir directement accès aux droits et services auxquels ils peuvent prétendre, sans démarche spécifique. Quoique séduisantes, ces technologies posent question dès lors qu’elles comportent un risque de renforcement, voire d’automatisation de discriminations sous couvert d’objectivité [10]. En guise d’exemples récents, citons le cas des Pays-Bas [11] ou de la France [12], où des milliers de familles sont soupçonnées, voire accusées à tort de fraude sociale par des algorithmes de contrôle renforçant des stéréotypes racistes, classistes ou sexistes déjà présents dans la société et privant, dans certains cas, les ménages de revenus indispensables à leur survie.
Un moratoire pour rétablir l’accessibilité des services essentiels, débattre et légiférer
Nous sommes conscients d’aller à contrecourant d’une tendance aujourd’hui considérée comme inéluctable, mais il nous semble urgent d’agir. Dans cet esprit, nous réclamons l’adoption d’un moratoire qui gèlerait la progression de la numérisation des services essentiels à l’échelle européenne. Nous réclamons l’adoption d’un moratoire pour rétablir l’accessibilité de tous les services essentiels et garantir le maintien de canaux non numériques d’interactions entre les citoyens et ces services. Ces canaux non numériques devraient être de qualité, disponibles en suffisance, et ne pas impliquer de surcout pour les usagers.
En 2023, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, représentant la voix de 700 millions d’Européens, adoptait une résolution sur la fracture numérique recommandant aux États membres de passer d’une logique de services publics entièrement dématérialisés à une logique de services publics entièrement accessibles, y compris en maintenant un accès non numérisé aux services publics dans chaque cas où cela est nécessaire à garantir l’égalité d’accès aux services publics, leur continuité et leur adaptation aux usagères et usagers. [13] Aujourd’hui, un moratoire est nécessaire pour que les États mettent en œuvre la recommandation du Conseil de l’Europe.
Un moratoire est également nécessaire pour organiser un débat démocratique au sujet de la place que nous voulons accorder au numérique dans nos vies et dans nos sociétés. Sur base des résultats de ce débat, il sera possible de planifier et de concevoir collectivement une transformation numérique soutenable et adaptée aux volontés et aux besoins réels de la population. Enfin, un moratoire est indispensable pour élaborer et promulguer des lois qui protègeront l’intérêt général et encadreront le projet politique que nous aurons choisi.
Vous trouverez le texte intégral de la lettre ouverte, avec les notes et références, ainsi qu’un formulaire vous permettant de la soutenir sur le site righttooffline.eu
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Source : Document de la Commission européenne intitulé « Accès aux services essentiels ». Il définit ceux-ci dans le cadre du socle européen de droits sociaux – PDF (2 pages) [78 Kio]