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Concilier la numérisation accrue des services publics avec le principe d’universalité d’accès ?
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Extrait du débat organisé par la plate-forme « Ce qui nous arrive », qui réunissait, le 25 mai 2023, 6 parlementaires bruxellois venus exposer leurs solutions pour lutter contre la fracture numérique. Deux cents personnes sont venues écouter leurs prises de position sur l’ordonnance “Bruxelles numérique”.
Il s'agit de l'introduction à ce débat : Cadrage et enjeux du débat de société auquel nous sommes confrontés sur la question du numérique, par Périne Brotcorne, sociologue, chercheuse au CIRTES (UCLouvain)
L'enregistrement audio de l’intervention de Périne Brotcorne est disponible ICI (18 min 13).
En cours de rédaction …
Transcription de l’intervention de Périne Brotcorne
Bonjour à toutes et à tous.
Tout d’abord, évidemment, je tiens à remercier la plateforme « Ce qui nous arrive », et Lire et Écrire en particulier, pour l’invitation pour introduire ce débat. Et pour l’anecdote, hier, en préparant ce débat, justement cette introduction, je me suis posée d’emblée la question de ce que je pouvais, aujourd’hui encore, apporter. Maintenant qu’en fait, la définition des trois formes de fracture numérique que j’ai largement contribué à diffuser, est connue de tous et que je ne compte pas les répéter aujourd’hui. Les chiffres aussi, deux des derniers baromètres de l’inclusion numérique, sont repris à l’envi dans de nombreux discours et rapports.
[0 min 44] Alors, je me suis dit : « non, je ne vais pas redire encore ça ». Mais mon apport aujourd’hui, je vais essayer de partir finalement de la position, comme le disais Jehanne aussi, de la position d’où je parle. [Jehanne Bergé, journaliste à Médor, et modératrice lors du débat.] Donc, c’est-à-dire en tant que chercheuse en sciences sociales, particulièrement en sociologie, et observatrice aussi de longue date, de ces questions d’inégalités liées à la diffusion des technologies numériques. Et donc, je vais argumenter et structurer cette petite réflexion introductive, à partir de quelques réflexes de base du métier de chercheur en sciences sociales.
Premier réflexe : définir l'enjeu
[1 min 19] Je me suis dit que c’était une manière d’apporter un peu de nouveau, mais je vais redire des choses aussi que sans doute vous connaissez. Donc un des réflexes, un des premiers réflexes – il y en a d’autres, mais un premier réflexe d’un chercheur en sciences sociales, mais peut-être aussi d’un journaliste évidemment –, c’est, face à un phénomène social comme celui-ci, on tente de formuler, de poser les termes du débat, et d’essayer de définir les termes, l’enjeu majeur de ce débat.
[1 min 49] Alors si, en une phrase, je dois définir l’enjeu majeur derrière ce débat qui anime depuis quelques mois la société, je dirais que c’est de parvenir à concilier la numérisation accrue des services publics bruxellois, avec une logique qui veut imposer le numérique par défaut, donc de concilier cette numérisation là, avec le maintient, évidemment, des principes de base des services publics, qui sont le principe d’universalité d’accès, et de manière corollaire, d’égalité d’accès face aux services publics, pour tous les citoyens. Et cet enjeu est d’autant plus fort qu’un des problèmes de cette numérisation, c’est que l’on sait que la diffusion, l’accès et l’utilisation des technologies numériques dans la société reste largement très inégalitaires au sein des différentes couches de la population.
[2 min 45] Donc, voici pour l’enjeu majeur, le réflexe numéro un, on remet un peu les balises, on définit l’enjeu.
Deuxième réflexe : essayer d’objectiver
Deuxième réflexe d’un chercheur en sciences sociales en général, c’est d’essayer évidemment d’objectiver quand on est face à un phénomène comme celui-ci – essayer de tenter, on objective jamais vraiment ce phénomène –, et essayer aussi d’en comprendre les ressorts, en essayant de se documenter un maximum, en essayant de récolter des preuves empiriques comme on dit, qu’elles soient de nature quantitative, chiffrées, ou qualitatives. Donc essayer de mieux comprendre ce qui se passe. Et aujourd’hui – c’est aussi d’ailleurs l’objectif de mes travaux –, c’est d’essayer de comprendre finalement, et d’objectiver ce grand écart qu’on entend ou qu’on perçoit aujourd’hui entre, d’une part, la volonté d’accélérer la numérisation des services publics, avec maintenant une volonté encadrée par une politique volontariste très forte en la matière au niveau européen, au niveau fédéral, et aussi maintenant, de plus en plus, au niveau bruxellois, donc de l’amélioration de la qualité du service rendu au citoyen, et donc de là aussi, comme le dit très bien le Ministre, de la simplification administrative.
[3 min 59] Il y a cette tension entre cette volonté là, [et] de l’autre côté de la tension, des revendications. Des revendications de centaines d’associations, mais pas que, aussi de nombreux citoyens. Et là, cette fois-ci, au nom du décalage de ce mouvement de numérisation avec la réalité des pratiques numériques de nombreuses personnes, mais pas que. Avec aussi un décalage avec le souhait de nombreuses personnes de ne pas s’éloigner trop des services publics et là aussi, au nom de la complexification des démarches administratives, et d’une augmentation des difficultés d’accès à certains droits sociaux.
Alors de quelles preuves empiriques on dispose ? De quelles sources d’information on dispose sur l’un et l’autre argument ?
Les arguments en faveur de la numérisation des services publics
[4 min 42] Du côté des arguments en faveur de la numérisation des services publics, certes c’est vrai, on a quand même les chiffres du dernier baromètre. Et des derniers baromètres belges et européens, dans plusieurs pays, qui montrent qu’il y a une appropriation, une utilisation de plus en plus massive de l’administration en ligne.
Mais au-delà de cette preuve d’utilisation, qui a fortement augmenté aussi parce qu’on est passé par la crise Covid, on a à ma connaissance – et je demande, s’il y en a d’autres preuves, je demande évidemment à les connaître –, a ma connaissance, l’argument qui avance que la numérisation des services améliore de facto, de manière un peu linéaire, automatique, la qualité de la prestation du service, la qualité de la prestation quel que soit le service dont on parle, quel que soit le support d’accès via lequel on accède au service public, quelle que soit la situation de la personne. Cette linéarité là ne semble pas une réalité qui est concrètement éprouvée. On se trouve – on a l’impression plutôt –, dans une forme d’économie de la promesse. Il y a peu de preuves tangibles, à ma connaissance, qui permettent d’appuyer cet argument là.
Les arguments "contre"
[5 min 54] Et du côté des arguments avancés par les associations, de l’autre côté, on dispose de constats chiffrés des derniers baromètres. Je ne vais pas les rappeler, Anne Coppieters [directrice de Lire et Ecrire Bruxelles] a encore rappelé le chiffre de quarante six pourcents de personnes en situation de vulnérabilité numérique, toutes catégories sociales confondues, et les plus de septante quatre ans ne sont pas pris en compte. Mais il y a deux chiffres qui émergent cette année – on est en train avec ma collègue de traiter les nouvelles données de l’enquête Statbel –, il y a deux chiffres, suite à de nouvelles questions qu’on a pu introduire, qui émergent et qui sont intéressants.
[6 min 30] Le premier chiffre, ça concerne les personnes qui déclarent avoir rencontré des difficultés dans l’utilisation, dans leurs démarches administratives en ligne. C’est quarante six pourcents de personnes, toutes catégories sociales confondues, et il n’y pas les plus de septante quatre ans, de nouveau, pris dans cette enquête.
Un autre nouvelle donnée, c’est les personnes qui déclarent avoir fait, le nombre de personnes qui déclarent avoir fait appel à un tiers pour pouvoir faire sa démarche administrative, et là aussi, on est de l’ordre de quarante six pourcents.
Donc ces nouvelles données viennent encore détricoter une idée reçue, qui circule vraiment largement, que les personnes qui sont en situation de difficulté face à l’usage des technologies numériques, ce ne sont pas une minorité. C’est près de la la moitié de la population, et encore les plus septante quatre ans ne sont pas pris en compte.
[7 min 28] Donc, ça ouvre quand même la focale du débat. Et puis on a aussi de nombreuses preuves, des remontées du terrain, de toutes les associations qui sont présentes aujourd’hui. C’est vrai que là on pourrait se dire qu’elles ne sont pas toujours objectives de là où elles parlent, mais on a aussi des enquêtes journalistiques fouillées, de Médor, de la part du [journal Le] Soir, il y a quelques années, dans Le Monde, il y a plusieurs articles qui étaient déjà parus sur cette question. Et maintenant en plus on dispose de nombreux avis rendus par des institutions publiques qui dénoncent les risques de discriminations de ce choix.
Troisième réflexe : définir le phénomène en jeu
[8 min 04] Alors – je vais peut-être accélérer un peu ce que je vois que je prends du temps, je m’en doutais –, le réflexe numéro trois d’un chercheur en sciences sociales, c’est évidemment aussi s’attarder sur la définition du phénomène en jeu.
Ici on parle de fracture numérique, ou même d’inégalité numérique, quand on veut spécifier ces inégalités qui sont engendrées par cette numérisation accrue.
Alors vous allez peut-être dire, certains vont dire : « oui, ce sont des ergotages de chercheurs qui veulent discuter des mots ». Mais en fait les mots ont de l’importance parce qu’en fait les mots conditionnent aussi les solutions qui vont être trouvées pour essayer de solutionner le problème en jeu. Et ici précisément, se limiter aux questions de fracture numérique, même au pluriel, ou d’inégalité numériques, ça focalise l’attention sur la dimension numérique du problème alors que l’on sait, de nombreuses recherches depuis des années maintenant le montre, que ce problème est avant tout sur des questions d’inégalités sociales qui sont en jeu.
[9 min 04] Et donc ça conditionne les réponses qui sont apportées à ce problème, comme le sont d’ailleurs les réponses qui sont notamment apportées dans l’avant-projet d’ordonnance. Les solutions qui sont proposées sont des solutions qui focalisent sur les aspects numériques : accompagnement, formation à l’utilisation des technologies numériques, d’une part, donc montée en compétences des citoyens, et aussi facilitation : on facilite, on améliore l’aspect technique des sites, pour pouvoir solutionner le problème.
Trois enseignements de la recherche
[9 min 40] Et sur base des enseignements de nombreuses recherches, on peut vraiment commencer à avancer l’idée que ces réponses sont largement insuffisantes, qu’elles ont des limites. Je m’arrêterai sur trois enseignement de la recherche. Des enseignements qui viennent de recherches en sciences de l’éducation en général – et il ne faut pas être docteur en sciences de l’éducation pour connaître cet argument –, c’est que là on est face à un public qui est obligé à apprendre, obligé de se former. Et on sait bien qu’une des réussites d’une formation ou d’un apprentissage, c’est le sens que l’on donne à ces apprentissages. Et donc, ça motive l’engagement, et ça conditionne la réussite de la formation et de l’apprentissage.
[10 min 28] Deuxième point : on sait bien que la réussite de ces démarches administratives en ligne, et le fait d’en tirer profit en faveur de ses droits sociaux, ce sont des démarches qui engagent bien plus, qui engagent de nombreuses exigences qui dépassent évidemment les questions purement de compétences numérique. Et je ne vais pas revenir sur ces exigences – on pourra, dans le débat, peut-être y revenir –, mais elles sont très nombreuses, et notamment des compétences d’ordre administratives et de capacité d’être en autonomie face aux multiples services.
[11 min 04] Et un dernier argument qui, pour moi, montre que les propositions, les solutions avancées en terme d’accompagnement aux technologies numériques ou de formations aux technologies numériques sont sont limitées, c’est qu’en fait le raisonnement qu’il y a derrière ça, c’est qu’une fois ces obstacles dépassés, eh bien, l’accessibilité numérique va permettre, est équivalente finalement, à l’accessibilité physique, [que] ça vient avantageusement remplacer cette proximité des guichets. Et cette équivalences entre les deux, elle est erronée. Elle est fallacieuse, et ce n’est pas moi qui le dis, ce sont des années de recherches en sociologie des sciences et des techniques, qui ont expliqué comme quoi cela se base sur l’idée d’une neutralité, du principe de neutralité des technologies numériques. Un principe qui a été démonté par ses recherches depuis des années et qui est encore très présent, je l’entendais il n’y a pas longtemps à la radio, par un commentateur.
[12 min 03] C’est quoi l’idée de neutralité technologique ? C’est un peu de dire, les technologie ce ne sont que des outils, des outils au service de finalités, dont l’effet ne va pas dépasser l’utilisation. Et bien en fait, c’est faut, ce ne sont pas des simples outils, parce que il y a des dimensions – certes, évidemment, les dispositifs sociotechniques, ce sont des choix, c’est le résultat de choix techniques, mais ces choix techniques ils ont été conditionnés par des choix politiques, sociaux, institutionnels, qui ne sont pas toujours pensés clairement, mais qui sont un …, elles sont largement impensées –, mais donc, les technologies, elles sont foncièrement politiques. Donc, ce n’est pas vrai quand on affirme que le changement de format ici, qui passe du format humain au format numérique, est juste un format d’ordre technique. Ça modifie en profondeur la nature de la relation entre le service public et le citoyen, et ça a des incidences collatérales qui ne peuvent pas être anticipées.
[13 min 08] Et qui dépassent [de] bien loin la question de l’usage ou du non usage. Et pourquoi j’insiste sur cette question, parce que je pense précisément que c’est ça que nous disent les associations. C’est sur ces incidences qui ne sont pas assez anticipées. C’est pas des questions de capacité à utiliser les technologies numériques, pas que en tout cas. C’est des questions de perte d’autonomie, ce sont des questions de désengagement, de perte de confiance, de sentiment d’éloignement du service public, et finalement aussi qui ont des conséquences démocratiques à plus long terme.
Quatrième réflexe : pouvoir interroger l’évidence
[13 min 44] Et je terminerai mon exposé par ce dernier réflexe de base du métier de chercheur en sociologie en particulier, c’est de pouvoir interroger ce qui paraît normal, entre l’ordre de l’évidence. Et ici, c’est pouvoir se permettre d’interroger aussi le cadre, le cadre normatif dans lequel la société actuelle évolue, pour se donner les moyens de penser peut-être d’autres possibles.
Et là, il faut reconnaître que les arguments avancés pour justifier la transition numérique – pas que des services publics, mais en général de la société –, ça repose en grande partie sur des présupposés idéologiques quant à la place et au rôle des technologies numériques et du progrès technique en général. Et ses présupposés ne sont pas nouveaux, dans les recherches en sociologie des sciences et en histoire des sciences et des techniques, c’est souligné depuis longtemps.
[14 min 43] Et ces présupposés ils conduisent à des raccourcis et ils conduisent à des impensés. Donc, on ne peut plus questionner. Ça implique quoi ? Il y a un présupposé qui me tient particulièrement à cœur, c’est l’idée du déterminisme technologique. C’est quoi le déterminisme technologique ? Il est très très présent dans notre société, c’est l’idée que l’évolution technologique, c’est vu comme un « allant de soi ». Et on l’entend tout le temps, c’est quelque chose d’inéluctable, on ne peut rien faire contre cela. Ça c’est la première idées, et c’est associé avec l’idée que le progrès technologique est d’office […] est associé à un progrès social. Et il y a une forme une confusion entre progrès technologique et progrès social. Cette transformation répondrait en quelque sorte à des invariants qui sont inévitables quel que soit le contexte de son déploiement.
[15 min 32] Et donc, qu’est ce que cela implique ? Et je terminerai là-dessus, ça implique qu’on ne peut plus questionner, on ne peut plus interroger le bien-fondé. Puisque c’est quelque chose d’inéluctable, ça ne se discute plus. Et de toute façon les effets, ce sont des effets d’ordre technique et non politique. Donc ça, évince […] ça se discute, du côté des métiers d’ingénierie, mais pas du débat public. Donc en fait ça dépolitise, si vous voulez, en quelque sorte, le débat autour du progrès technologique.
[16 min 08] Et donc, quand on avance de tels arguments – et ça m’est souvent arrivé –, on est considéré généralement comme des – oui – technophobe, conservateurs anti-progressistes, et c’est sans doute ce que d’aucuns pensent des personnes qui sont derrière ces revendications.
Mais alors c’est réducteur en fait ce débat. Ça cristallise le débat autour du pour ou du contre le progrès, la numérisation de la société. Et comme Anne Coppieters l’a répété au début de son intervention, mais le débat, en fait, il n’est pas là. En réalité, moi j’entends que le débat et les revendications derrière ce débat, elles ne s’opposent pas à la numérisation de la société, mais elles appellent de façon bien plus nuancée à réfléchir à la juste place du format numérique par rapport à la relation humaine En demandant d’encadrer, comme c’est fait pour les alternatives en ligne, d’encadrer de manière plus précise les alternatives hors-ligne.
Des points de convergence
[17 min 12] Et donc je pense – c’est ma dernière idée –, dans ce débat, par rapport aux uns et aux autres, il y a des points de convergence. Et j’en vois deux en particulier. Cette transition numérique des services publics, de ces droits, est l’opportunité d’offrir – et Bernard Clerfayt l’a encore dit à la radio sur Déclic – plus de droit face aux services publics, dans l’accès aux services publics. Je pense que là-dessus, tout le monde est d’accord et qu’il y a des points de convergence possibles. Et il est noté aussi en noir sur blanc dans le projet d’ordonnance, que l’objectif de cette ordonnance, c’est d’améliorer la qualité et l’accessibilité des services publics. Donc, je pense que là, il y a moyen de trouver des points de rencontre.
Je vous remercie.
[Applaudissements]
[Jehanne Bergé :]
Merci beaucoup Périne.
Merci Anne.
—
Tous les podcasts des enregistrements du débat politique le 25 mai 2023 à l’ULB :
- Introduction, par Jehanne Bergé, journaliste à Médor, et par Anne Coppieters, directrice de Lire et Ecrire Bruxelles – (12 min 57)
- Cadrage et enjeux du débat de société auquel nous sommes confrontés sur la question du numérique, par Périne Brotcorne, sociologue et chercheuse au CIRTES (UCLouvain) – (18 min 13)
- Questions du public et débat avec les politiques (56 min 51)
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